Le transport aérien peut-il se décarboner sans décroître ?
Alors que le transport aérien représente entre 2% et 3% des émissions de CO2 et que 25% des passagers prennent l’avion pour le business, comment faire en sorte que ce mode de transport ait un impact environnemental moins important ? Sera-t-il possible de décarboner l’aérien sans pour autant viser la décroissance ? Telles sont les questions auxquelles ont répondu Grégoire Carpentier (Aéro-Décarb & The Shift Project) et Vincent Etchebehere (Air France) lors d’Univ’AirPlus 2022.
En 2019, près de 10% de la population mondiale a pris l’avion, et 1% de cette population constitue des voyageurs fréquents qui génèrent 50% des émissions de CO2. Est-ce que le fait de prendre un avion reste un privilège qui ne passe plus ?
Vincent Etchebehere, directeur du développement durable et des nouvelles mobilités chez Air France : L’aérien représente aujourd’hui 2,5% des émissions carbone au niveau mondial, sachant que de 2005 à 2019, les émissions ont augmenté de 40% en valeur absolue. Or, il vaut mieux raisonner en termes d’empreinte individuelle. En France, par exemple, deux tiers des citoyens ne prennent pas l’avion chaque année. Un Paris-New-York en moyenne, c’est une tonne de CO2 par personne, sachant qu’un Français génère 10 tonnes de CO2 par an.
Pour être en phase avec l’Accord de Paris sur le climat, il nous faut revenir à 2 tonnes de CO2 par personne d’ici à 2050. Tout l’enjeu pour le secteur aérien est donc de réduire la quantité de CO2. En parallèle, la prise de conscience individuelle est fondamentale en matière de lutte contre le changement climatique. On observe d’ailleurs chez nos clients une volonté d’aller vers plus de sobriété. Certains voyagent moins souvent et restent plus longtemps sur place, mixant ainsi affaires et loisirs. Notre responsabilité est d’informer nos clients de manière transparente sur l’empreinte carbone de leurs trajets, mais aussi de les accompagner et de les encourager vers ces nouveaux comportements.
Le transport aérien s’est fixé comme objectif la neutralité carbone en 2050. Comment s’y prendre ?
V.E. : Jusqu’à maintenant, le seul levier de l’aérien était de consommer moins d’énergie. Chez Air France, nous misons par ailleurs sur l’éco-pilotage, mais aussi et surtout sur l’amélioration de la motorisation des avions. Chaque nouveau moteur améliore de 20% la performance énergétique des avions. Nous avons donc passé commande de 38 appareils A350 qui vont permettre de réduire de 25% la consommation de carburant. Cette flotte nouvelle génération va passer de 7% à 45% en 2025 et à 70% en 2030. Malgré le Covid-19, nous avons décidé de maintenir nos investissements : plus d’un milliard d’euros par an est consacré au renouvellement de la flotte. A horizon 2030, c’est l’un des leviers majeurs pour atteindre notre objectif de moins de 30% d’émission par passager / km.
L’un des paramètres à prendre en compte, c’est le fait que le trafic va doubler d’ici 2050 avec 10 milliards de passagers…
Grégoire Carpentier, co-fondateur d’Aéro-Décarbo et chef de projet aérien de The Shift Project : Ça complique les choses en effet. Le trafic aérien augmente déjà depuis les années 50. Si le trafic croît de 3%, il faut agir sur d’autres leviers pour répondre à l’objectif de l’Accord de Paris (décarbonation de 4% à 5% par an). Il y a souvent trois leviers pour décarboner un secteur : l'efficacité énergétique, la décarbonation de l’énergie et la modération des usages. Dans le débat public, il y a une cristallisation autour de la modération des usages, car elle apparaît comme une sobriété subie, voire une punition. On préfère le voir autrement et l’envisager comme une solution à court terme, permettant de gagner du temps en attendant les technologies à venir.
En matière de solutions, on parle d’avions électriques, mais aussi d’avions à hydrogène. Est-ce imaginable de miser dessus pour décarboner l’aérien ?
G.C. : On sait faire de la propulsion à hydrogène en effet. Maintenant, le faire pour un avion, ce sera faisable demain, mais ce n’est pas encore d’actualité. C’est d’ailleurs ce qu’Airbus prévoit en 2035. C’est une innovation qui va vraiment émerger dans la seconde moitié du 21ème siècle et ce n’est donc pas ce qui va nous sauver à court terme. Par ailleurs, tout l’enjeu est d’avoir un avion à hydrogène décarboné, car aujourd’hui, le mix électrique moyen est de 500g de CO2 du Kwh. Dans ce cadre, un avion à hydrogène est trois fois plus émissif en CO2 qu’un avion qui fonctionne au kérosène.
Depuis quelques mois, les compagnies aériennes disent que les SAF (Sustainable Aviation Fuel) sont la solution à l’avenir. Il existe déjà trois générations de SAF :
- La première génération à partir d’huiles usagées ou de plantes riches en sucre
- La deuxième génération à partir de déchets organiques
- La troisième génération à partir d’hydrogène
Or, sur chaque génération, on rencontre un problème de disponibilité. En 2021, on a produit 125 millions de litres de SAF, alors qu’en 2050, il en faudra 449 milliards de litres. Quand on voit ces chiffres, cela paraît illusoire de parier sur ces SAF…
V.E. : Les SAF deviennent notre levier numéro 1 à partir de 2030. En 2050, tous les vols au départ de l’Europe vont devoir incorporer 63% de carburant d’aviation durable. Avec ces mandats d’incorporation, cela génère un vrai virage pour les énergéticiens. Shell, par exemple, a déjà annoncé qu’il fournirait 10% de produits pétroliers SAF aux compagnies aériennes à horizon 2030. On travaille très activement avec tous les acteurs de la chaîne - avionneurs, énergéticiens, motoristes et pouvoirs publics - pour industrialiser cette filière en France notamment, le plus rapidement possible.
Des entreprises clientes ont justement signé des accords avec des compagnies aériennes pour monter des filières de carburant durable. Est-ce le cas d'Air France ?
V.E. : En effet. Depuis janvier 2021, on a lancé une offre de contribution volontaire auprès de nos clients entreprises passagers mais aussi cargo. Ces offres permettent aux entreprises de financer l’achat de carburant durable utilisé par Air France KLM. L’intérêt pour ces entreprises est lié à la réduction des émissions indirectes du Scope 3. Il faut savoir qu’il y a des changements qui arrivent sur ce Scope 3, notamment l'obligation d’un reporting des émissions indirectes. C’est positif d’un point de vue écologique, car ça étend la responsabilité de l’empreinte carbone d’une entreprise - pas seulement ses émissions directes - mais toute la chaîne de valeur. Cela incite à travailler en amont et en aval avec les fournisseurs et les clients pour réduire les émissions au global.